lundi 5 mars 2012

Amel Boubkeur. Sociologue à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (Paris) «Un financement des mouvements islamistes par le Qatar est improbable»


- Des responsables politiques ont récemment mis en accusation des partis islamistes dont le Mouvement de la société pour la paix (MSP) de rouler pour l’Occident, de recevoir des financements du Qatar et d’importer de Turquie un modèle d’islamisme soluble dans la démocratie et économie libérales. Vous en pensez quoi ?
Je ne pense pas que l’accusation ciblait les islamistes «maison» comme Hamas etc., mais c’est une déclaration purement pré-électoraliste qui correspond à des logiques de légitimation à travers l’argument de la main de l’étranger, argument bien connu. L’Algérie est un pays riche. Certains partis le sont aussi. Il y a suffisamment de ressources, et le MSP est bien placé pour en capter une part. Donc, je ne crois pas à la thèse d’un financement étranger. C’est plutôt l’Algérie qui finance certains partis étrangers, des partis français entre autres. Par ailleurs, il est plus pertinent d’analyser le phénomène du financement qatari sous le prisme géopolitique et géostratégique, certes bête et méchant, que sous le prisme de la concordance idéologique qui ne tient pas la route. Un financement idéologique des mouvements islamistes par le Qatar, non, je n’y crois pas. Ça, c’est la lecture de la presse française. Et c’est très loin des enjeux véritables dans ces pays-là.
Pour ce qui est d’un financement Etats-unien, j’en doute aussi. Bien sûr, ces partis sont invités par les institutions américaines, et européennes d’ailleurs, sont inclus dans des programmes de soutien à la société civile, mais ne bénéficient pas d’un quelconque financement  spécifique. Il faut savoir que pour ce qui est du NDI (The National Democratic Institute), institution annexe de l’Administration américaine, il finance aussi bien les activités de partis ou d’associations qui ont pour seule ligne directrice le renforcement de la démocratie. La NDI finance y compris des partis et associations islamistes. Ce qui est nouveau. Le MSP a bénéficié du financement du NDI pendant des années, au moins depuis 2005. Cela ne veut pas dire aussi que les partis islamistes bénéficiaient d’un régime pour privilégiés.
Cela correspond à des financements versés aux associations et aux partis pour l’organisation et la participation à des conférences, ateliers de formation, pour la préparation d’une élection ou bien le renforcement des capacités de participation politique des femmes, des jeunes. Ce ne sont pas non plus des financements faramineux. On n’est pas dans un délire à la saoudienne, par centaines de millions de dollars, mais des sommes minimes, de l’ordre de 50 000 dollars, pour faire fonctionner la machine. Le NDI n’a commencé à financer les partis islamistes qu’en 2004 — ce qui correspondait au projet du Grand Moyen-Orient de l’Administration Bush, avec cette idée de gagner les «cœurs et les esprits», entre autres des partis islamistes.


- Avez-vous une estimation des fonds que brasse un parti comme le MSP ?
Les fonds du parti sont officiellement constitués par le reversement d’une partie des salaires des élus, les cotisations de ses adhérents. D’après Abdelmadjid Menasra, le MSP fonctionnerait avec 20 à 30 millions de dinars par an. Mais c’est aujourd’hui un secret de Polichinelle que d’affirmer que le MSP s’autofinance réellement grâce à la captation des fonds des marchés publics. La majorité des gens, ingénieurs, entrepreneurs qui travaillent sur les chantiers de l’autoroute Est-ouest sont du MSP. Et même si l’intervenant n’est pas militant «encarté», officieusement il se doit de reverser une partie des fonds engrangés lors de l’accès à des marchés publics dans les caisses du parti. Sorte de commissions occultes payées.
Et suivant l’importance du marché, les entrepreneurs reversaient au minimum 10 millions de dinars pour le parti. Autre source de financement : les campagnes électorales. L’aide de l’Etat, c’est 15 millions de dinars pour un candidat à la présidentielle, et 150 000 DA pour une liste aux législatives. C’est dérisoire et pousse le candidat à chercher d’autres sources de financement. C’est un sérieux problème, perpétuant l’opacité mais qui va au-delà des partis islamistes : l’article 185 de la loi électorale autorise le candidat à se servir des fonds du parti, de l’aide de l’Etat et de ses propres revenus.


- Un business des listes électorales…
C’est aussi une source de financement. A Béjaïa, lors des élections de 2007, il a été rapporté par exemple que le MSP a fait payer des personnes pour figurer sur ses listes. L’émergence d’une classe de nouveaux riches, soucieux de blanchir politiquement leur fortune, fait le lit de ce phénomène. Mais cette pratique va au-delà du parti islamiste, aggravée par l’absence de régulation par l’Etat. Les partis-Etats, le FLN et le RND sont les premiers promoteurs de cette pratique. Il est à ce propos intéressant d’inverser les paradigmes et de se demander comment un parti islamiste qui tient un discours sur la corruption se positionne pour ce type de pratique, tout en revendiquant même une certaine éthique. Et là, on n’est pas du tout sur des questions idéologiques ou religieuses, mais on est bien face à une attitude d’adaptation à des règles de jeu qui a pour objectif premier de peser sur des clientèles, parce que c’est ça qui fait infléchir la prise de décision en Algérie et non pas le nombre de députés à l’Assemblée, encore moins l’importance de la base électorale. D’ailleurs, cette dernière, au-delà de son intégration financière comme c’est le cas pour le MSP, elle est hautement controversée. D’ailleurs, sa base militante s’est grandement effritée, notamment depuis la démission de Menasra et même bien avant, d’où le fait que ce n’est pas du tout un parti qui pourrait compter sur un financement provenant de ses militants. Pas du tout.

- En Tunisie, le soutien qatari a-t-il été déterminant dans la victoire des islamistes d’Ennahda ?
Non. Je ne le pense pas. Les Tunisiens qui ont voté pour Ennahda l’ont fait suivant des conditions objectives. La faiblesse des forces de gauche a aussi précipité la victoire islamiste. On raconte à ce propos une anecdote qui illustre les limites de la politique clientéliste d’Ennahda. Au lendemain des élections, des personnes se sont rassemblées au siège du parti pour réclamer de cette dernière l’achat de aâlouch (mouton) de l’Aïd. Cet argent a servi à Ennhada pour faire campagne mais aussi pour s’organiser. C’est justement là que l’apport financier du Qatar a été prédominant, a servi plus que pour l’achat invraisemblable de candidatures et des voix des électeurs. Ennahda en avait grand besoin dès lors qu’il était complètement désorganisé au lendemain de la chute de Benali.

 
Mohand Aziri

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