samedi 19 mai 2012

Où va l’Algérie ? Première partie : la dynamique de l’implosion


Par Zoubir Benhamouche, économiste
Les cris d’alarmes sur les dangers qui menacent l’Algérie se font entendre de façon de plus incessante, certains augurant même d’une implosion de l’Algérie si « rien ne change ». Je partage l’avis général sur le fait que l’Algérie est aujourd’hui à la croisée des chemins et que celui qu’elle semble malheureusement emprunter conduira, tôt ou tard, à une nouvelle ère de violence et de grande incertitude. Ce qui semble cependant faire défaut à nombre d’interventions, qui ont parfois un ton quasi messianique, c’est à la fois une analyse de la dynamique interne de la société (ainsi que celle des facteurs externes), et des propositions concrètes pour éviter le scénario catastrophe.
A l’aube du cinquantenaire de son indépendance, et à la lumière de toutes les tensions qui la secouent de plus en plus violemment, accentuant de façon inquiétante l’entropie sociale, l’Algérie doit faire « le bon choix ». Dans le cas contraire, comme argumenté dans ce texte, au mieux le pays sera plongé dans une ère de violence et de grande instabilité politique et sociale. Au delà des coûts sociaux, un tel scénario retarderait notamment la sortie de l’économie de rente au risque de voir à terme une grande partie de la population sombrer dans la pauvreté.
Définir clairement « le bon choix » qui doit être fait n’est pas une tache des plus aisées, mais une fois que l’on a mieux cerné les facteurs à l’œuvre derrière la crise sociale et politique que traverse le pays, la voie à suivre devient en réalité plus claire.
Je ne me propose pas ici de participer simplement à l’antienne sur l’avenir catastrophique qui attend l’Algérie, et je ne vais certainement pas asséner mes arguments comme si j’étais le seul à détenir la vérité ultime, comme le font malheureusement trop souvent la majorité écrasante des algériens. C’est un fait, et j’y reviendrai, l’un des obstacles, non négligeable, à l’émergence d’un consensus sur un scénario de sortie de crise, c’est une faible capacité de dialogue qui prend ses sources dans une combinaison d’artefacts culturels et des fondements du régime politique.
Les algériens son malheureusement devenus maîtres (à moins d’avoir affaire à un trait de personnalité) dans l’art de plastronner, bien évidemment au mépris de toute capacité d’écoute de l’autre, de respect et bien évidemment de compréhension de son point de vue.
Cette précision étant apportée, il faut lire les lignes qui suivent comme une réflexion partagée, nourrie par l’inquiétude de voir l’Algérie rater le grand tournant. En aucun cas je ne m’érige en donneur de leçons.
Dans une première partie j’expose une analyse de la dynamique « de mauvaise augure », celle pouvant conduire à ces scénarios cataclysmiques. Dans une seconde partie, mu par un optimisme dicté par un instinct de survie, j’esquisse ce qui est, de mon point de vue, l’un des rares scénarios pouvant limiter les coûts qu’engendrera l’impérieuse transition dans laquelle l’Algérie doit très rapidement s’engager.
J’aimerais commencer par souligner le fait que l’actualité (souvent tragique ces dernières années) de l’Algérie de ces dernières années, et plus particulièrement depuis 2010, contredit manifestement l’idée que le peuple algérien se complait allègrement dans la situation sociale et politique actuelle. L’idée même est insultante, lorsque l’on sait l’état de misère morale, et même sociale, dans la quelle vit la majorité de la population. Cette idée, beaucoup trop répandue, ne fait que contribuer au dénie de la réalité, par les gouvernants notamment, et est ainsi à la source de choix économiques et politiques qui ne font que renforcer la dynamique d’implosion sociale. Pour le comprendre il faut entrer dans l’analyse de cette dynamique, identifier les facteurs structurels qui la sous-tendent.
La dynamique de la société peut être analysée selon deux axes, l’un économique et social et l’autre institutionnel. Ces deux axes sont indissociables, et il est fondamental de comprendre pourquoi, parce que là réside la clé de tous les maux de l’Algérie. Croire que le régime algérien est monolithique serait une simplification grossière d’une réalité plus complexe. Il semble qu’une partie du pouvoir a pris la dimension du mal profond qui ronge l’Algérie et des menaces qui pèsent sur elle. Cependant, ces composantes cherchent une sorte de pierre philosophale, qui créera des conditions économiques et sociales plus favorables, une société apaisée, sans toucher aux fondements du régime politique, et fondamentalement sans modifier la gouvernance et le fonctionnement des institutions qui la supportent. Or ceci s’avère impossible à ce stade.
En effet, faute d’avoir laissé perdurer la logique de l’ordre social, sans la modifier, même à la marge, l’amélioration significative des fondamentaux économiques et sociaux requière aujourd’hui un changement institutionnel de grande ampleur.
J’aimerais être très précis sur ce point, d’une part parce qu’il n’est pas aisé à appréhender, d’autre part parce qu’il est crucial pour comprendre les enjeux institutionnels auxquels l’Algérie fait face.
L’Algérie demeure très loin de son potentiel de développement parce que ses institutions son conçues et fonctionnent d’une telle manière qu’elles brident le développement(1). Il faut d’ailleurs remarquer que  l’explication des écarts de performances économiques entre pays du fait de différences institutionnelles fait aujourd’hui l’unanimité(2)au sein des spécialistes du développement.
Il est vrai que l’expérience de certains pays en développement montre qu’il suffit parfois d’une faible amélioration des institutions pour amorcer un développement économique rapide. Mais dans le cas de l’Algérie, c’était encore possible à la fin des années 1990, au moment où la majorité des algériens pensaient que le pays s’apprêtait à tourner une page de son histoire, à rompre avec la logique institutionnelle qui prévalait jusque là.  Malheureusement, au lieu de mener les réformes structurelles nécessaires pour réduire la dépense vis à vis des hydrocarbures, la logique rentière a été renforcée avec l’aisance financière du début des années 2000. Au lieu de renforcer les institutions, de reconstruire leur légitimité, elles ont été au contraire affaiblies, vidées de leur substance.  En conséquence, jamais l’informel, que ce soit pour le fonctionnement des institutions ou de l’économie, n’a été aussi important.
Les différentes composantes du pouvoir s’en accommodent parce qu’elles tirent leur pouvoir et leur part de la rente de cet affaiblissement des institutions formelles. La société s’en accommode également pour la simple raison qu’elle assimile le « formel » à des règles émanant d’un Etat dont elle nie toute légitimité aujourd’hui. Le pays se retrouve ainsi dans une situation paradoxale, dans laquelle les règles formelles sont rejetées par la société parce que vécues comme un instrument d’exercice d’un pouvoir non légitime. Paradoxale, parce que c’est justement ce qui alimente le manque d’Etat de droit.
Il est très important de bien avoir à l’esprit que la majorité écrasante de la population estime que les règles émanant de l’Etat ne sont pas faites dans le cadre d’un contrat social partagé par le plus grand nombre, mais par des intérêts privés, qui ont capturé l’Etat.
C’est notamment ce qui explique, dans un contexte de tension sociale très forte, que l’Etat a perdu l’autorité nécessaire pour mener de véritables réformes. Cette perte d’autorité et un informel généralisé (dominant tous les domaines, économique, institutionnel et sociétal) impliquent que les marges de manœuvre pour mener des réformes institutionnelles, même de faible ampleur, avec des impacts économiques potentiellement importants, sont aujourd’hui extrêmement réduites.
Le corollaire est une réduction très importante des capacités de développement à court et moyen terme, et donc une dégradation continue de la situation sociale. Il faut ajouter à cela que la hausse inconsidérée des salaires de la fonction publique et des dépenses sociales (en vue de contenir les protestations et acheter la paix sociale) pèsent désormais très lourd sur les finances publiques et érodent les capacités d’investissement public.
Qui plus est cette hausse des salaires dans la fonction publique a exercé une pression à la hausse sur les salaires dans le secteur privé, alors même que les gains de productivité ont été extrêmement faibles, voire nuls. Outre l’impact négatif sur la compétitivité des entreprises, le pays va de fait se retrouver piégé dans une spirale inflationniste sans fin. Pour compléter le tableau, il faut ajouter l’arrivée, chaque année, de centaines de milliers de jeunes sur le marché du travail. D’une part l’économie sera dans l’incapacité d’offrir le volume d’emplois nécessaires. D’autre part ces jeunes travailleurs (comme nombre de moins jeunes d’ailleurs) ne disposeront pas des qualifications dont les entreprises ont et auront besoin.
Cependant, cette insuffisance de perspectives économiques ne peut à elle seule impliquer une explosion sociale à un horizon proche, surtout lorsque l’on sait que l’Etat dispose encore d’une marge de manœuvre budgétaire. Il est nécessaire de prendre en compte des facteurs supplémentaires, que je qualifierais de culturels, ou sociétaux, qui servent d’amplificateur aux problèmes économiques et institutionnels.
On a ainsi observé une sorte d’influence réciproque entre certains traits culturels et le régime politique. La culture clanique et hiérarchique a permis l’émergence et s’instauration du régime politique. La pérennité de ce dernier a été mise à mal par les aspirations de liberté qui vont de paire avec le développement. Ainsi, pour se maintenir, il a créé une organisation sociale, politique et économique qui a favorisé des comportements anti-développement. Pour faire court, la conséquence est une déstructuration de la société à travers une destruction de la confiance sociale, l’érosion des valeurs morales généralisées (la corruption généralisée en est une conséquence), une perte de repères au niveau collectif, une incapacité au dialogue social pacifique, une absence de  culture du compromis, et une société devenue extrêmement violente. Tout ceci a engendré une société divisée, sans doute au point où la nation algérienne a cessé d’être une réalité, aux fondements inaliénables, pour devenir une idée floue dans un imaginaire collectif. Je pense ainsi que si l’Algérie, jusqu’à présent du moins, a échappé au printemps arabe, ce n’est  pas avant tout du fait d’une  manne financière importante et aurait fait défaut aux pays qui ont connu des révoltes de grande ampleur.
Le facteur majeur, et dont l’effet a été renforcé par une redistribution effrénée de la rente, c’est l’état de la société civile, notamment l’absence de confiance sociale, et en corollaire les clivages et divisions qui empêchent l’émergence d’une alternative au régime politique actuel. Comment la rente agit-elle ? Elle permet simplement de maintenir un certain niveau de vie et d’assurer une distribution des richesses compatibles avec l’état actuel des rapports sociaux (et de l’état des institutions), et donc ne nécessitant pas leur chamboulement. Ceci signifie tout simplement que sans la rente, les algériens seraient dans l’obligation de transformer le fonctionnement de leur société, et donc le degré de confiance sociale notamment, pour parvenir à créer plus de richesse. Le régime a donc subtilement géré la crise, jusqu’ici, en usant de la rente et surtout en misant sur l’incapacité de la société à dépasser ses clivages pour créer un mouvement de protestation de grande ampleur à l’échelle du pays.
Cette incapacité de la société à construire une alternative crédible au régime politique actuel est bien évidemment renforcée par la perte de crédibilité des partis politiques et la dé-légitimation de l’action politique traditionnelle. Aucun des partis actuels n’est en mesure de rassembler suffisamment pour porter un nouveau projet de société, un nouveau contrat social. Les partis existants depuis plusieurs années, y compris les partis dits « islamistes », sont perçus comme des parties prenantes du régime ou des satellites. Les nouveaux partis sont également perçus comme tel car aucun ne s’oppose au régime. En fait, même dans le cas du combat politique, l’action se fait et se fera encore via l’informel, c’est à dire sans passer par des structures et canaux formels.
Pire, le fait que le politique ait été décrédibilisé a certainement engendré une situation où seuls des mouvements radicaux trouveront écho auprès de la population, parce que les forces progressistes qui ont une vision modérée de la forme que doit prendre une transition « démocratique » seront taxées de jouer le jeu du régime. Cette observation est très importante pour comprendre pourquoi non seulement l’idée que la mémoire collective est encore trop marquée par la décennie noire, mais également que l’on rate un élément important de la dynamique de l’implosion.
En effet, si l’on examine les chiffres du dernier recensement de 2010, on constate qu’environ 5 millions d’algériens ont entre 15 et 22 ans, et donc n’on pas connu avec acuité la période de violence des années 1990. Par contre, d’une part ils ont grandi dans une société violente, en proie à un perpétuel malaise social, en perte de repères et de valeurs, d’autre part ils auront reçu une faible éducation et une large fraction d’être eux sera soit dans l’informel soit au chômage. On peut donc estimer à quelques centaines de milliers le nombre de jeunes algériens qui, dans les années à venir, seront susceptibles d’être à ‘origine de troubles majeurs (d’ailleurs c’est déjà le cas, encore à une échelle supportable). Dans un contexte de manque de crédibilité des forces politiques, non seulement leur action ne pourra être que des plus violentes, mais seuls des mouvements politiques radicaux et informels pourront trouver un écho auprès d’eux.
Nous comprenons ainsi pourquoi la victoire, apparente, du régime est une victoire à la Pyrrhus. La confiance sociale est tellement basse et les rapports sociaux (au sens le plus large) étant façonnés par des institutions informels, il a largement contribué à engendrer une société difficilement réformable de façon pacifique.
La réalité de a situation est donc bien plus complexe que celle d’un statut quo rendu possible, ad vitam aeternam, par une abondance de ressources naturelles.
En fait, tout se passe comme si le pays était à bord d’un navire à la dérive, chacun refusant de regarder par dessus bord soit par peur d’affronter la réalité en face soit victime de cette arrogance donne l’illusion de détenir la vérité et de mieux connaître la réalité que tous les autres.
L’équilibre social dans lequel se trouve le pays est des plus instable et précaire. Instable signifie que, comme dans le cas de la Tunisie où le suicide d’un jeune a embrasé le pays, un événement de faible ampleur peut conduire à déstabiliser l’ensemble du pays. Précaire signifie que la situation sociale continuera à être délétère, faute de capacités et de volonté à mener les réformes structurelles nécessaires.
Enfin, il y a une observation fondamentale par laquelle j’aimerais terminer l’analyse de « la dynamique de l’implosion ». Les problèmes sociaux sont trop souvent imputés à un problème économique. C’est oublier que, comme le rappelle Amartya Sen (prix Nobel d’économie 1998), la liberté est une fin en soi, qu’elle n’est en aucun cas le luxe de l’homme riche. Comme ils l’expriment sur les réseaux sociaux ou lors de manifestations ou tout simplement lorsqu’on les interroge, les algériens aspirent à vivre plus dignement, à être acteurs de leur destin au lieu de le subir, et jouir de plus grandes libertés. On pourrait objecter que nombre d’algériens revendiquent simplement une part plus importante du « gâteau » pétrole, qu’ils souhaitent avant tout des postes de fonctionnaires et une distribution de logements etc. Certains demandent même un revenu permanent tiré de la rente.
A première vue on pourrait être tenté de penser qu’ils n’ont finalement pas de réelles revendications d’une plus grande liberté économique, d’opportunités de se réaliser par eux mêmes… Ce serait cependant oublier le contexte dans lequel s’expriment ces revendications. Ce contexte, décrit plus haut, est celui d’un pays ou l’Etat domine la société, réduit ses capacités d’action et tire ses revenus d’une rente. Fait important, les algériens considèrent que l’Etat n’agit pour l’intérêt général, mais qu’il est au contraire accaparé par des intérêts privés. En somme l’Etat n’est pas la partie au dessus de tout, le garant d’un contrat social, mais un acteur comme les autres. C’est dans ce contexte, particulier, que « le peuple » revendique une part plus importante de la rente, parce qu’il considère que ce qui ne lui revient pas est accaparé par des groupes d’intérêt privés.
Qui plus est, à l’heure des nouvelles technologies de l’information et des échanges incessants avec le reste du monde, les algériens sont davantage conscients du gâchis de leur potentiel, et de l’importance, sans aller jusqu’à parler de démocratie, d’avoir des gouvernants qui répondent de leurs actes devant le peuple.
J’aimerais conclure cette première partie par indiquer qu’en réalité l’Algérie a été touchée par le printemps arabe. Elle est en train de le vivre, à sa manière, avec un effet retard.  La dynamique  exposée plus haut ne peut pas conduire à autre chose qu’une implosion sociale. La seule incertitude porte en réalité sur le ou les évènements qui la déclencheront et le moment où cela surviendra. Pour enrailler cette dynamique, il faut  une solution qui prenne en compte sa nature, les facteurs qui la nourrissent. Tout le monde, ou presque, s’accorde à dire que la violence ne pourra permettre à l’Algérie de s’extraire de cette trappe de mal-développement dans laquelle elle semble piégée. L’histoire de l’Algérie montre malheureusement que le changement ne s’est jamais fait sans violence. Pourtant je reste convaincu qu’il existe une solution à même de renverser la tendance, de rompre avec le fatalisme, et de propulser l’Algérie sur les rails du progrès économique et social. L’urgence de la situation commande un consensus national sur le type de changement à mettre en œuvre. Le risque d’attendre encore ou de faire de mauvais choix est trop grand. Comme le dirait un ami qui a une connaissance intime de « la rue algérienne », jamais le risque de balkanisation de l’Algérie n’a été aussi grand.
Dans la deuxième partie de cet article, j’exposerai, avec toute l’humilité qu’un tel exercice commande, ce que j’estime être l’une des rares solutions pragmatiques qui puissent permettre au peuple algérien d’éviter le pire.
A suivre sur mon blog algerie-focus.com

[1] Voir mon essai « Algérie, l’impasse » aux éditions Publisud, décembe 2011
[2] Lire notamment le récent ouvrage de deux géants de l’économie du développement Daron Acemoglu et James Robinson  « Why nations fail » (crown Publishers, 2012), qui évoque notamment le printemps arabe.
Algérie Focus

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