dimanche 26 mai 2013

“LA DERNIÈRE NUIT DE L’ÉMIR” D’ABDELKADER DJEMAÏ Figures d’Abd El-Kader en personnage romanesque


Une date et un événement de la vie de l’Emir Abd El-Kader - son exil - ont suffi à l’écrivain pour composer un récit formidable, oscillant entre la biographie, le document et la fiction. Histoire et petites histoires se croisent dans ce texte concis, juste et efficace.

Par une nuit froide et pluvieuse, Abd El-Kader attend au port de Djemâa-Ghazaouet, avec 96 de ses proches et compagnons, d’embarquer sur Le Solon, pour se rendre à Alexandrie ou à Saint-Jean-d’Acre. Ce soir-là, c’est le 24 décembre 1847. “Ce soir-là, les larmes de l’émir Abd El-Kader et de ses compagnons étaient cachées au fond de leur cœur. Ils venaient, après une résistance longue et acharnée, de connaître la défaite.  Durant plus de quinze années, ils avaient lutté contre une armée solidement équipée et bien nourrie. Une armée qui était, à l’époque, la plus puissante du monde”, note Abdelkader Djemaï dans son récit La dernière nuit de l’Émir, qui paraîtra aujourd’hui aux éditions Barzakh (et qui a été publié initialement, en mars 2012, aux éditions du Seuil, en France).
Après des années de lutte et de résistance à l’occupation française, l’émir Abd El-Kader signe sa reddition et attend. Et alors que l’émir attend, Djemaï (ra)conte. Dans son rôle de conteur des temps modernes qui lui va comme un gant, Abdelkader Djemaï passe en revue une grande partie de l’histoire de l’Algérie, au XIXe siècle, marquée notamment par la lutte contre l’occupant, les exactions commises par l’armée coloniale, les batailles livrées par l’émir et les siens, etc. Abdelkader Djemaï décrit les importants épisodes qui ont jalonné la vie de l’émir et sculpte le portrait d'Abd El-Kader jusqu’à le sortir de la légende. Il lui redonne un aspect humain, celui d’un homme qui s’est battu pour des principes et pour la justice. Djemaï n’oublie pas de rappeler, à travers des anecdotes, des faits et des témoignages d’anciens officiers français contemporains de l’émir, les grandes valeurs humaines qui caractérisaient Abd El-Kader, la noblesse de son esprit, la grandeur de son âme, sa passion pour les chevaux, son talent poétique, ses qualités d’homme d’Etat, son courage, sa stratégie militaire. Maître soufi également, Abd El-Kader incarne un modèle de droiture et d’humanisme. L’écrivain évoque aussi Smala, ville itinérante, “citadelle en toile” et la ville de Tagdempt. Il reviendra, en outre, sur l’exil forcé en France de l’émir et ses compagnons, sa retraite à Damas jusqu’à son décès, et même son pèlerinage à La Mecque aux côtés de son père Mahieddine. Pour porter les parties fictionnelles, Abdelkader Djemaï, qui a travaillé sur la base d’une documentation assez riche, introduit dans son récit, articulé autour de 26 chapitres, Bachir el-Wahrani, un meddah, qui raconte à son tour les aventures de l’émir, et esquisse des commentaires ou des explications, comme dans la partie où il tente d’éclairer le lecteur sur la reddition d’Abd El-Kader. “Il avait décidé, explique Bachir el-Wahrani, après avoir consulté ceux qui étaient restés à ses côtés. ‘‘Que puis-je faire encore, avait dit l’Emir, en restant dans ce pays alors que la cause est perdue ? Que peuvent les tribus en face d’une armée puissante qui n’hésite pas à employer tous les moyens pour l’anéantir.’’ Bachir El-Wahrani précise qu’en prononçant ces paroles Abd El-Kader, appelé à un exil à la fois volontaire et imposé, n’avait pas la voix lasse ni fataliste d’un roi déchu, d’un chef de guerre en déroute, ou d’un traîneur de sabre en mal d’héroïsme. (…) Il n’était qu’un homme qui s’était battu avec courage, intelligence et détermination contre ses adversaires décidés à éliminer et à asservir son peuple auquel il voulait épargner de nouvelles souffrance. Ces interventions de Bachir el-Wahrani sont une manière pour Abdelkader Djemaï de parler de l’exil. Un thème douloureux qui est, peut-être, le sujet central de ce récit concis et efficace. Le vendredi 24 décembre 1847 est bien la dernière nuit de l’Émir, chez lui, sur sa terre. Une terre de laquelle on l’a arraché, et rien n’a plus jamais été comme avant… L’exil est comme l’effondrement d’un monde tel que nous l’aurions connu. Une blessure irréparable.
Liberté